13
Mon sang

 

 

 

Je ressentis une violente secousse, mais aucune douleur. J’ouvris les yeux et les refermai aussitôt, ébloui par le soleil. La matinée était bien avancée. Je m’assis et regardai autour de moi. Mon bâton était posé à mon côté.

La mémoire me revint brutalement. Alice ! La grotte !

D’un bond, je fus sur mes pieds. Je me trouvais sur un sentier encaissé entre deux hauts pans de rocher. Était-ce celui que nous avions suivi à la fin de la nuit ? Je n’aurais su le dire. En tout cas, aucune faille révélant l’entrée du repaire des lamias n’était visible, pas plus que les traces de leurs derniers festins.

— Tom !

Je pivotai sur mes talons. Alice courait vers moi, le visage ruisselant de larmes. Je l’avais crue morte, aussi je m’élançai et l’enveloppai de mes bras. Tous mes doutes s’étaient effacés. Qu’importe ce qu’en penserait l’Épouvanteur ! J’avais sauvé Alice, rien d’autre ne comptait. Nous restâmes un long moment ainsi, serrés l’un contre l’autre. Puis elle se dégagea, recula d’un pas et me regarda, les mains posées sur mes épaules :

— Oh, Tom ! Tout cela est-il vraiment arrivé ? Tout était noir, les dents de la lamia s’enfonçaient dans ma chair. Je perdais mes forces en même temps que mon sang. J’ai cru que tout était fini, que j’allais mourir. Et, quand je suis revenue à moi, le soleil brillait, mon corps ne portait aucune marque. Ai-je fait un cauchemar ?

— C’est arrivé, dis-je. Mais Grimalkin m’a offert deux présents : une lame et un sort. Quand la lamia t’a traînée dans son antre, j’ai utilisé le sort pour te sauver. Alors, ton père m’est apparu.

Je lui rapportai les paroles du Malin m’annonçant que j’allais être sacrifié. Toutefois, je ne lui dis pas que maman était Lamia, la première de toutes. Prononcer de tels mots m’aurait été trop cruel.

Alice haussa les épaules :

— Il s’est amusé avec toi, rien de plus. Il s’est servi des circonstances, c’est son habitude. N’imagine pas un instant que tu sois destiné au sacrifice ! Ta mère a tout mis en œuvre pour te protéger. La nuit dernière, elle m’a chargée de te mettre hors de danger. Il mentait, Tom. Il mentait, comme toujours…

— Peut-être. Mais il ne mentait pas, au printemps, quand il m’a révélé que tu étais sa fille. Et ce qu’il a dit cette nuit pourrait bien être vrai. Malgré l’amour que maman me porte, elle accepterait de me sacrifier et d’en supporter le chagrin si cela lui assurait la victoire. Peut-être me protège-t-elle maintenant pour m’utiliser le moment venu.

— Ta mère ne ferait jamais une chose pareille, Tom.

— Même si c’était l’unique moyen de venir à bout de l’obscur ? Souviens-toi : c’est dans ce but qu’elle m’a mis au monde. Elle a dit un jour à l’Épouvanteur que j’étais « son cadeau au Comté ». Je suis né pour cela.

Alice secoua la tête :

— Elle te l’aurait demandé d’abord. De même qu’elle t’a demandé de lui rendre son argent et de venir en Grèce avec elle.

Je restai un instant silencieux, me rappelant combien maman aimait sa famille.

— Tu as sans doute raison, Alice. Si cela doit arriver, elle me le demandera.

— Et quelle sera ta réponse, Tom ?

Je ne répondis pas. Je préférais ne pas y penser.

— Nous savons, toi et moi, que tu diras oui.

— De toute façon, fis-je amèrement, ça ne servira à rien. Le Malin apportera son soutien à l’Ordinn tout en continuant à affaiblir maman. Il l’a déjà fragilisée. Elle ne peut plus lire l’avenir, c’est pourquoi elle a besoin de Mab. Même si l’Ordinn était vaincue, il faudrait encore compter avec le Malin. C’est un combat sans espoir.

Nous reprîmes notre marche en silence, suivant le sentier qui sinuait à flanc de montagne.

Notre descente s’acheva à travers un bois de pins, puis nous débouchâmes sur la plaine aride qui menait à Meteora. Je savais que les monastères étaient bâtis sur des pitons rocheux. Même si nous nous écartions trop vers le sud, nous les apercevrions de loin.

Le deuxième jour de notre voyage, nous crûmes voir de la poussière monter à l’horizon. Ce pouvait être la troupe de maman, ce pouvait être aussi une attaque de ménades. Pour ne pas risquer d’être capturés, nous gardâmes nos distances.

Enfin les rochers de Meteora apparurent. Plus nous approchions, plus les lieux étaient spectaculaires. De gigantesques piliers rocheux, sculptés par les éléments, émergeaient de l’épaisseur des arbres et des buissons. Perchés au sommet se dressaient les fameux monastères. Qu’ils aient été bâtis de main d’homme à des hauteurs aussi prodigieuses paraissait incroyable. Et comment résistaient-ils aux ravages du temps et des intempéries ?

La petite ville de Kalambaka, entourée de murs, s’étendait au pied des rochers, bordée au sud par des champs d’oliviers. M’abritant les yeux du revers de la main, je scrutai l’horizon. Maman avait craint que nous n’arrivions pas en temps et en heure, mais on ne voyait encore aucun signe annonciateur du surgissement de l’Ord.

Nous contournâmes la ville pour grimper dans les bosquets, à l’abri d’éventuels regards. Seuls les moines auraient pu nous apercevoir du haut de leurs nids d’aigle.

Des lanternes suspendues à des cordes tendues entre les maisons éclairaient la ville. Elles se balançaient dans le vent et, cette première nuit, nous passâmes des heures à les regarder. Les étoiles traversaient lentement le ciel au-dessus de nos têtes, tandis que les lanternes dansaient en contrebas. Alice fit rôtir des lapins, qui se révélèrent aussi succulents que ceux du Comté.

La deuxième nuit, alors que nous mangions, Alice flaira un danger. Elle se leva d’un bond, un doigt sur ses lèvres. Mais il était déjà trop tard.

Une silhouette massive sortit de derrière les arbres et pénétra dans la clairière où nous étions installés. J’entendis un ébrouement, accompagné d’un bruit métallique. Un rayon de lune glissa entre les nuages, révélant à nos yeux stupéfaits une apparition scintillante.

C’était un cavalier vêtu d’une cotte de mailles, deux grandes épées attachées à sa selle. Et sa monture ! Elle ne ressemblait en rien aux forts et lourds chevaux qui tiraient les barges ou les chariots dans le Comté. C’était un pur-sang aux longues jambes fines, à l’encolure arquée, une bête conçue pour la vitesse. Son cavalier avait tout d’un guerrier : un nez aquilin, de hautes pommettes, de longs cheveux et une épaisse moustache ombrageant sa bouche.

L’homme tira une épée et, l’espace d’un instant, je crus notre dernière heure arrivée. Il nous fit seulement signe de quitter la clairière. Sans discuter, nous gagnâmes aussitôt le couvert des arbres.

Ce cavalier était un éclaireur. À l’aube, une bonne centaine d’hommes approchait à travers la plaine. Leurs armures étincelaient au soleil levant, la poussière soulevée par le trot de leurs montures tourbillonnait derrière eux tel un nuage d’orage. Ils donnaient une impression de force formidable.

Ils installèrent leur campement à la lisière des arbres, au nord de la ville.

— Crois-tu que leur présence ait un rapport avec l’Ordinn ? demandai-je à Alice. Vont-ils combattre pour ou contre elle ?

— Je l’ignore, Tom. Mais ta mère a engagé des mercenaires pour nous protéger des ménades. Ce sont peut-être eux. Auquel cas ils sont nos alliés.

— J’aimerais croire qu’ils le sont. Dans le doute, mieux vaut ne pas les approcher.

Nous nous renfonçâmes donc sous les arbres, attendant de savoir s’il s’agissait d’amis ou d’ennemis. Tandis que nous patientions, Alice sortit de sa poche un petit flacon en terre. C’était la fiole de sang qu’elle m’avait montrée après notre combat contre les sorcières du marais[8].

— J’ai beaucoup pensé au Malin, ces temps-ci, me dit-elle. Nous pourrions l’obliger à garder ses distances – vis-à-vis de toi, du moins – grâce à ceci.

Les sorcières employaient deux méthodes pour tenir le Malin à l’écart. Soit elles lui donnaient un enfant, comme l’avait fait Grimalkin ; soit elles se servaient d’une fiole de sang. Alice prétendait que la sienne contenait quelques gouttes du sang de Morwène. Cette sorcière d’eau, une des filles du Malin, était morte, à présent. Si j’y mêlais mon propre sang et gardais toujours la fiole sur moi, Satan ne pourrait plus m’approcher.

Je refusai avec fermeté. J’avais déjà pris un grand risque en ayant recours au noir désir. Peu à peu, je me compromettais avec l’obscur. Je me rappelai soudain ce que mon maître m’avait dit, quelques mois plus tôt, quand je lui avais révélé qu’Alice était la fille du Diable. Il doutait que le sang contenu dans la fiole fut celui de Morwène. Alice y avait probablement mis le sien. Le sang de n’importe quel enfant du Malin pouvait convenir.

— C’est ton sang, dans la fiole, n’est-ce pas, Alice ?

Sa première réaction fut de protester. Puis elle me lança un regard de défi :

— Oui, Tom, c’est le mien. Tu es content, maintenant ? Fier de me prendre en flagrant délit de mensonge ? Le sang de Morwène ou le mien, quelle importance ? Si tu y ajoutes quelques gouttes du tien, et une fois le flacon en ta possession, tu n’auras plus jamais à subir une confrontation comme celle de cette nuit.

Je baissai les yeux.

— Autre chose, poursuivit-elle. De ce moment, nous ne devrons plus nous quitter. La fiole de sang te protégera, et moi aussi, tant que je serai près de toi. Si je m’éloigne, le Malin me tombera dessus pour se venger, car il saura ce que j’ai fait. Rester à tes côtés, Tom, ça ne m’ennuie pas, au contraire. Et il nous faut tirer parti de tout ce qui augmente nos chances de victoire.

— Ton raisonnement est juste, Alice, et je ne veux pas me disputer avec toi. Mais ça n’y change rien. Ma décision est prise ; je refuse d’employer l’obscur une fois de plus. D’ailleurs, nous n’avons pas besoin d’un lien de ce genre, toi et moi. J’ai toujours eu peur que nous soyons séparés. Jamais je ne te laisserai partir loin de moi. Comment pourrions-nous vivre, sinon ?

Je n’osai ajouter que nous serions certainement séparés dès notre retour au Comté, en supposant que nous survivions à la bataille future. Si je continuais mon apprentissage auprès de l’Épouvanteur, en aucun cas mon maître ne permettrait à Alice d’habiter de nouveau avec nous, à Chipenden.

Hochant tristement la tête, elle remit la fiole dans sa poche.

Une heure environ après le lever du jour, Alice désigna quelque chose :

— Regarde ! On dirait le chariot de ta mère !

En plissant les yeux, je finis par distinguer, stationné à l’extrémité du camp des cavaliers, un véhicule recouvert d’une bâche.

— Tu crois ? fis-je, dubitatif.

— Difficile d’en être sûre, à cette distance, mais il me semble que oui.

Depuis l’attaque des ménades, je me tourmentais à l’idée que maman ait pu être enlevée ou tuée par ces créatures. Et voilà que mes pires craintes se dissipaient. Alice avait bien vu. Au bout d’un moment, un petit groupe à pied s’avança. En tête marchait une femme au visage recouvert d’un voile épais.

— C’est elle, Tom ! C’est ta mère ! s’exclama Alice.

Un homme venait derrière elle, un bâton à la main. À sa démarche, je sus que c’était l’Épouvanteur. Parmi ceux qui suivaient, je reconnus Seilenos et quelques hommes de son escorte, qui nous avaient rejoints à Igoumenitsa. Maman était saine et sauve !

Sortant de dessous les arbres, nous courûmes à leur rencontre. Dès qu’elle nous aperçut, la femme voilée nous fit de grands signes. Quand je fus devant elle, elle tourna le dos au soleil, souleva son voile et me sourit.

Son sourire, cependant, avait quelque chose de contraint. Une lueur sauvage brillait dans son regard, et jamais elle n’avait paru aussi jeune. Les fines rides autour de ses yeux et de sa bouche avaient disparu.

S’adressant à Alice, elle déclara :

— Bien joué, jeune fille ! Tu as réussi à mettre Tom en sûreté. Les ménades nous ont donné du fil à retordre, mais nous les avons tenues en respect jusqu’à l’arrivée de ces guerriers. Ce sont les mercenaires engagés grâce à l’argent que tu m’as rendu, mon fils. Ils étaient en route pour nous rejoindre et sont arrivés à temps pour mettre nos ennemies en fuite.

— Tout le monde va bien ? demandai-je. Où est Bill Arkwright ?

— À part quelques écorchures, tout le monde va bien, me rassura l’Épouvanteur. Bill discute avec le chef des mercenaires. Ils établissent notre tactique d’approche face à l’Ord.

— Venez, maintenant, nous pressa maman. Ne perdons pas de temps. Nous allons rendre visite au prieur de l’un des monastères. Il a des choses utiles à nous apprendre.

Je désignai le plus proche, perché sur un pic abrupt :

— C’est ici, maman ?

— Non, dit-elle en rabattant son voile. Celui-ci s’appelle Ayiou Stefanou. Bien qu’il soit spectaculaire et proche de la ville, il n’est ni le plus haut ni le plus important. En route ! Une longue marche nous attend.

 

Le trajet dura des heures. Enfin nous arrivâmes en vue d’un imposant bâtiment au sommet d’un énorme piton rocheux.

— Voici Megalou Meteorou, dit maman, le plus grand de tous. Il est presque deux fois plus haut que la cathédrale de Priestown.

Je contemplai l’édifice, abasourdi :

— Comment a-t-on pu construire ça sur un rocher aussi inaccessible ?

— On raconte des tas d’histoires à propos de cette construction. Mais ce monastère a été fondé par un certain Athanasios, il y a plusieurs siècles. Des moines habitaient déjà des cavernes dans les environs depuis fort longtemps. Ce monastère fut le premier à être élevé ici. D’après une légende, Athanasios aurait volé jusqu’au sommet sur le dos d’un aigle.

Comme pour étayer son propos, elle me désigna deux grands oiseaux de proie planant sur les courants chauds, au-dessus de nous. Je fis remarquer avec un sourire :

— C’est un peu comme l’histoire d’Héraclès qui aurait jeté en l’air un énorme rocher.

— En effet. La vérité est probablement qu’il a été aidé par les habitants du coin, tous très doués pour l’escalade.

— Et comment grimpe-t-on là-haut ?

— Il y a des marches. Beaucoup de marches. Ce sera une rude expédition, mais imagine quel travail ce fut de les tailler dans le roc ! John Gregory, toi et moi serons les seuls à monter. Alice nous attendra en bas. Les moines me connaissent, j’ai souvent discuté avec eux. Mais les femmes ne sont généralement pas admises dans l’enceinte du monastère.

 

Alice, déçue, resta donc au pied du rocher avec notre escorte, tandis que je suivais maman et l’Épouvanteur sur les degrés de pierre. Il n’y avait pas de rampe, et un vide vertigineux s’ouvrait à notre droite. Nous arrivâmes enfin devant une porte de fer, encastrée dans le roc. Un moine nous ouvrit et nous invita à gravir encore plusieurs volées d’escalier tout aussi raides. Quand nous atteignîmes le sommet, un large dôme nous surplombait.

— Voici le catholicon, m’expliqua maman. L’église principale d’un grand monastère.

— C’est là que nous allons entrer ?

— Non, nous sommes attendus par le père supérieur dans ses appartements privés.

On nous conduisit vers un bâtiment bas, et nous fumes introduits dans une cellule austère. Un moine au visage émacié, au crâne lisse – rasé de plus près encore que celui de Bill Arkwright ! –, se tenait accroupi sur le sol carrelé. Les yeux fermés, il semblait à peine respirer. J’examinai avec étonnement les murs nus, le tas de paille, dans un coin, qui devait servir de lit. Pour un prêtre de son rang, à la tête d’un monastère d’une telle importance, je m’attendais à un tout autre logement.

La porte se referma derrière nous sans que le père supérieur parût remarquer notre présence. Il ne fit pas un mouvement. Maman posa un doigt sur sa bouche, nous imposant le silence. Je remarquai alors que les lèvres du prêtre frémissaient : il était en prière.

Quand il ouvrit enfin les yeux, il posa sur chacun de nous, tour à tour, un regard qui avait la couleur des jonquilles dans les sous-bois du Comté au printemps. D’un geste, il nous invita à nous asseoir en face de lui.

Maman désigna mon maître d’un mouvement de tête :

— Voici mon ami John Gregory, un ennemi de l’obscur.

Le moine lui adressa un demi-sourire avant de me fixer.

— Est-ce votre fils ? demanda-t-il.

Il s’exprimait dans un dialecte grec que je comprenais aisément. Ma mère lui répondit dans la même langue :

— Oui, père. C’est mon septième fils, le plus jeune.

Se tournant vers elle, il reprit :

— Avez-vous décidé d’un plan pour pénétrer dans l’Ord ?

— Si vous pouviez persuader les gens de Kalambaka de rester à l’écart, une partie de mes compagnons prendraient la place de leur délégation.

Le saint homme fronça les sourcils :

— Qu’est-ce qui vous pousse à courir un tel risque ?

— Seuls quelques serviteurs de l’obscur, ceux qui reçoivent la délégation, sortent de leur sommeil au moment où l’Ord surgit. Pendant que nous distrairons leur attention, une attaque d’importance se préparera. Mon espoir est d’atteindre l’Ordinn et de la détruire avant qu’elle soit pleinement réveillée.

— Prendrez-vous part au sacrifice rituel ? Irez-vous jusque-là ?

Maman répondit d’un ton mystérieux :

— Il y a plusieurs moyens de briser les défenses d’une citadelle. J’emploierai la même ruse que les anciens, un cheval de bois…

À quoi faisait-elle allusion ? Je n’en avais pas l’ombre d’une idée, mais le visage du prêtre s’illumina. Il me fixa de nouveau :

— Le garçon sait-il ce qu’on attend de lui ?

Maman secoua la tête :

— Je le lui dirai le moment venu. C’est un fils loyal et obéissant, il fera ce qu’il faut.

À ces mots, mon cœur s’accéléra. Je me rappelai la prédiction du Malin au sujet d’un sang répandu – le mien. Avait-il dit la vérité ? Le père supérieur venait de parler de sacrifice rituel. Serais-je la victime ? La victoire était-elle à ce prix ?

L’Épouvanteur prit alors la parole :

— Bien des choses ne nous ont pas encore été révélées ; nul doute que nous devions nous attendre au pire…

Il jeta à maman un regard accusateur avant de s’adresser au prêtre :

— Mais vous, père, répondez-moi ! Avez-vous déjà relevé des signes annonçant avec précision l’arrivée de l’Ordinn ?

— Non. Cependant, l’instant est proche. Ce n’est plus qu’une question de jours.

— Il nous reste donc peu de temps pour nous préparer, conclut maman en se relevant. Nous allons prendre congé. Aussi, père, je vous le demande encore une fois : obtiendrez-vous de la délégation qu’elle nous cède la place ?

Le supérieur fit un signe d’assentiment :

— Je l’obtiendrai. Ils accepteront avec soulagement, j’en suis sûr, d’être libérés de ce devoir, qui équivaut à une sentence de mort. Toutefois, avant que vous partiez, j’aimerais que vous assistiez à notre office. Le garçon, en particulier. Il me semble avoir une piètre idée de la puissance de la prière.

Nous quittâmes donc l’humble cellule pour le magnifique dôme du catholicon en compagnie du prêtre. Sa dernière remarque m’avait légèrement irrité. Que savait-il de mes opinions ? Je n’avais jamais vraiment cru possible d’obtenir quelque chose en priant, ce qui ne m’empêchait pas de répondre Amen quand papa récitait les grâces après notre souper familial. Je respectais la foi des autres, comme il m’avait enseigné à le faire. Il n’y a pas qu’un seul chemin pour aller vers la lumière.

L’église était splendide, avec ses piliers de marbre et ses mosaïques. Une centaine de moines se tenaient devant l’autel en silence, les mains levées. Soudain, ils entonnèrent un hymne. Et quel hymne !

J’avais entendu le chœur de garçons, dans la cathédrale de Priestown. Comparé à ce que j’écoutais là, ce n’était que des refrains de taverne ! Les voix des moines s’élevaient sous le dôme en accords parfaits, montant et descendant telle une envolée d’anges. Une force extraordinaire s’exhalait de cette harmonie céleste.

De telles prières avaient-elles réellement le pouvoir de tenir l’Ordinn en respect ? C’était bien possible, après tout ! Cependant, l’obscur gagnait en puissance, et la déesse assoiffée de sang ne resterait plus confinée sur cette plaine. Si nous ne réussissions pas à la détruire, ses troupes démoniaques déferleraient sur le pays, sur le Comté, sur le monde entier. Et nos chances de succès étaient bien minces…

Lorsque nous quittâmes le catholicon, laissant le chant des moines s’éteindre peu à peu derrière nous, je surpris le rictus rageur de mon maître. Il affichait le même le jour où il était parti de la ferme comme une furie pour retourner à Chipenden. Il n’allait pas tarder à faire savoir sa façon de penser, et maman sentirait passer le feu cinglant de ses critiques.

Epouvanteur 6 - Le sacrifice de l'épouvanteur
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